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TERRE DE CIELS Anne Roche *
Ce qui frappe d'abord dans les tableaux d'Annie Czarnecki, c'est une somptuosité des couleurs : noirs musiciens, vibrants, ardoise, cendre, rosé feu et chair, bleus d'acier, rouges venus du centre de la terre ou du corps. Et cette espèce de pâte gourmande de la couleur, cette épaisseur ferme, ce grain -comme Barthes dit du grain de la voix-, cette «vie matérielle». Peut-être seulement ensuite, l'oeil parvient à déchiffrer leurs façons multiples de se composer, sachant pourtant l'artifice d'un tel parcours, qui n'est pas celui du peintre, mais de celui qui regarde : feuilleté, tuilages, nuages chiffonnés, pommelés, effilochures, couleurs qui se contaminent par les bords, qui se rongent, se mordent. Devant ces cieux tourmentés, éruptions volcaniques, Pompéi sous une pluie de cendres, on n'échappe pas à la tentation d'une rêverie qui sera sans doute différente pour chacun : on y verra des chevelures aquatiques -comme les filles diluées dans la source où se penche Henri d'Ofterdingen-, des collines ou des grottes préhistoriques, des vagues, des marées, des combats fabuleux de chimères et de chevaliers. Histoires illégitimes que se raconte l'oeil du spectateur. Ou on y cherchera des références, sinon des influences : plutôt que de les inscrire dans telle ou telle filiation moderne, ces grands souffles m'évoquent les couchants d'or de Caspar David Friedrich, ses nuées blondes sur l'île de Rugen, ou les ogives obscures de la forêt d'Eldena. Ou -bizarrement ?- certains ciels de Poussin, paysages d'orage ou non. Mais de telles lectures risquent toujours l'arbitraire, même si le peintre laisse le champ libre à toutes les errances de l'oeil.
Or, cette peinture n'est certes pas figurative, mais ne relève pas non plus de ce que l'on a appelé inexactement abstrait : peut-être faudrait-il plutôt dire allusif, traces d'histoires enfuies et pourtant présentes, car il y a de la vie dans ces toiles, pas seulement des mythologies intelligentes, moins encore un pur savoir-faire, mais un regard questionnant sur le monde, monde naturel et monde façonné. Le contraste n'est donc que superficiel avec d'autres «manières» d'Annie Czarnecki : les papiers déchirés, qui appartiennent à une autre période, ou les dessins qu'elle multiplie sans toujours les montrer, carnets de notes, journal, l'équivalent des gammes pour le musicien : corps ou visages saisis dans l'instant, comme volés au modèle, un geste, quelque chose qui échappe, qui élude. Peut-être ne sont-ils visibles que dans l'atelier de l'artiste, et non «exposés» : il serait pourtant passionnant d'inviter le public à parcourir les différentes facettes de l'oeuvre.
Enfant, en sixième, je n'avais pas compris le nom d'une des couleurs que le prof de dessin nous dictait, dans la liste de ce qu'il fallait acheter en début d'année, et j'avais écrit «terre de ciel» avant de constater, louchant sur ma voisine (une redoublante) que c'était «terre de sienne». Il m'a fallu rencontrer la peinture d'Annie Czarnecki pour savoir ce que j'avais pressenti en sixième, qu'il y avait bien une peinture qui méritait de s'appeler «terre de ciel», la sienne.
* Professeur à l'Université Aix-Marseille I, Ecrivain.
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Huile sur toile (130 x 97 cm) |
Huile sur toile (116 x 89 cm) |
Huile sur toile (116 x 89 cm) |
Que peint Annie Czarnecki?
Elle peint des grands paysages mais la ressemblance est lâche. Elle peint des relevés cartographiques mais ils sont imprécis. Elle peint des cieux mais les nuages demeurent approximatifs. Elle peint, encore, des montagnes et des roches mais leurs formes se brouillent. Elle peint des ... mais ...
Et le spectateur devant le tableau se questionne: "qu'a peint Annie Czarnecki? Est-ce, là, un paysage, ou une carte, ou un ciel. ou une montagne, ou une roche, ou ..? Il faut prendre au pied de la lettre cette interrogation: elle a peint précisément le ou, la série de ces ou de disjonction. Elle n'a point peint le et de la condensation, de la superposition des divers voire des contraires. Elle n'a point peint un tableau qui serait un paysage, une carte de géographie, un ciel, une montagne, une roche. Elle peint plutôt la question du "Que peint Annie Czarnecki aujourd'hui?". Autrement dit, elle a peint la question du spectateur, sa demande de ce qu'elle a peint -soit la demande de ce qui est représenté. En peignant la question du spectateur, elle l'a positionné, lui le spectateur -elle l'a placé, ligoté même, le réduisant à cette question . Elle a peint, si l'on veut, une fenêtre. Elle l'a ouverte sur le monde. cadrant le champ de la représentation. Mais là, la fenêtre ouverte, les formes et les coordonnées de cette représentation sont indéterminées. Elle a peint dans la représentation le ou de ce qui est représenté. Elle n'a point peint le monde et son cortège mais le ou de celui qui s'essaye, planté devant la toile, à l'identifier, à le délimiter en le reconnaissant.
Annie Czarnecki a peint le temps du ou, de sa série. Elle a peint sur la surface ce qui pour le spectateur dans le champ du représentable fait trou. Elle a peint dans une présence représentée: "c'est un paysage", une absence: "ou une carte". Un tel procès suivant une composition en abîme: dans la présence: "c'est un paysage", s'inscrit aussitôt l'absence: "ou une carte, ou un ciel, ou ...", etc. Chaque présence advenue: "c'est un paysage, et le tableau devient paysage", vire à l'absence: "ce n'est pas un paysage mais une carte, et le tableau devient géographie" -et le procès se poursuit: "ce n'est pas une carte, mais ... et le tableau devient ...". Chaque absence est devenue présence et ainsi de suite. C'est en cela que le tableau est la peinture de cette temporalité des ou ; un ou après l'autre.
Cependant ce monde -selon le terme consacré- sur lequel ouvre la peinture ( la représentation) n'est pas celui des choses. Ce monde n'est point le monde-des-choses mais le monde-de-la-peinture. Chaque tableau ouvrant sur la peinture et son histoire. Il s'ouvre sur le temps des tableaux déjà peints. Annie Czarnecki alors a peint, au sens de représenté, de la peinture. Elle a peint telle ou telle partie de tableaux déjà peinte Son modèle n'est pas les choses à l'extérieur mais la peinture. Elle a peint ses souvenirs de peintre -elle a peint des fragments de tableaux aimés, ou détestés, ou connus, ou oubliés, ou ... Elle a peint, peut-être, des fragments des tableaux qu'elle avait voulu peindre et qui sont restés en suspens. Elle a peint son histoire, vue d'aujourd'hui, dans la peinture -dans la sienne. Dire qu'elle a peint ses souvenirs de peintre, c'est rappeler que ces souvenirs ne sont que des souvenirs-de-peinture. Ses tableaux-cela est valable pour chacun- sont donc des tableaux de tableaux de tableaux de ...etc.
Pour conclure, nous dirons qu'elle a peint le regard, son regard de peintre. Mais regard, on le sait (1), n'est pas vision. Le regard n'est pas forcément comme le disent les dictionnaires une vision attentive et appuyée. Le regard, au contraire, est au-dehors et le spectateur est plutôt, lui, dans le tableau en tant qu'il y fait tache soit écran.
Le tableau fait par le peintre a vocation à montrer ce qui ne peut se dire et ne peut se voir. Et ce qui est ainsi montré au sujet qui ne peut que voir, que parcourir avec son œil, centimètre par centimètre, l'espace de la toile, le regarde. Le spectateur en tant que sujet est regardé par ce qu'il ne peut voir -et c'est bien par ce qu'il ne peut voir ce qui le regarde que sa vision s'exacerbe, qu'il se plante là, et que sa vision aiguisée, intensifiée cherche ... à voir. Le tableau donne quelque chose en pâture à l'œil mais le trou -point évidé et central- dans le représentable de ce qui le regarde, lui, demeure. "Dans notre rapport aux choses, écrit Lacan, tel qu'il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d'étage en étage, pour y être à quelque degré, éludé -c'est ça qui s'appelle le regard .
Annie Czarnecki a donc peint dans cette série de toiles exposées à'\a Galerie Caroline Serero. à Marseille, pour nous montrer ce qui. dans la peinture, la regarde. Mais un tel donné-à-voir a une structure en abîme actualisant la schize de l'œil et du regard. Mettons des mots là où rien ne peut se dire: "Tu veux regarder, dirait Annie Czarnecki à son spectateur, et même tu veux savoir ce qui m'a regardé et me regarde encore dans la peinture? Eh bien, vois donc ça -ce tableau qui montre!"
Elle a peint ce qui dans la peinture la regarde -mais ce qui la regarde et la cause, pour chaque tableau, comme peintre, n'a aucune concrétude. C'est hors la toile tout en étant en son cœur. C'est dans la peinture hors la peinture. C'est ce prochain lointain qui a nom extimité. Annie Czarnecki a peint cette barrière ) qui, tout à la fois, recouvre et révèle ce point d'extimité déclinant la question: "Qu'y a-t-il au-delà de cette barrière N’oublions pas, rappelle Lacan, que si nous savons qu’ il y a barrière et qu’ il y a au-delà -ce qu'il y a au-delà, nous n'en savons rien". La peinture d'Annie Czarnecki démontre que ce "nous n'en savons rien" loin d'immobiliser peut. au contraire, pousser au témoignage dans et par la peinture: montrer cette barrière par une représentation indéterminée ouvrant la série des ou chez le spectateur. La disjonction ainsi peinte est l'un des noms de cette barrière sur la toile. Elle aura décliné la beauté du ou. Ce ou par lequel, dans l'après-coup, elle aura été ce peintre qui montre ce rien au-delà et qui a nom regard. Car au-delà de l'apparence de la représentation, derrière le "voile" qui fait barrière, il n'y a, à proprement parler, rien -sinon le regard; cet objet évanescent, punctiforme qui n'est en fait que la présence d'un creux, d'un vide ... Ce regard aveugle donc qui la regarde et en ricochet regarde le spectateur toujours laissé dans l'ignorance de ce qu'il y a au-delà de l'apparence -mais désormais un peu plus près, son désir accroché.
Hervé CASTANET,janvier 1992 --------------------------------- 1°: J. Lacan. Séminaire XI. "Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse" (196^»).Chapitres: 6. 7, 8 et 9. 2°: J. Lacan. Séminaire XI. Op. Cit. p: 70. 3°: J. Lacan. Séminaire VII. "L'éthique de la psychanalyse" (1959-1960). Chapitre: 18. "La fonction du beau". 4°: J. Lacan. Séminaire VII. Op. Cit. p: 72.
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Huile sur toile (146 x 114 cm) |
Huile sur toile (146 x 114 cm) |
Huile sur toile (146 x 114 cm)
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Huile sur toile (146 x 114 cm) |
Huile sur toile (~250x200)